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Juan, travailleur détaché équatorien : « Il est interdit de parler pendant le travail ! »

Juan est un travailleur détaché équatorien. Il nous raconte son expérience chez Terra Fecundis, entreprise espagnole de prestation de services pour laquelle il a travaillé pendant 6 ans… Voyage au cœur d’un système où « dumping social » rime avec « normal ».

Quel type de travail effectuez-vous ?

Dans le secteur que je connais, et en ce qui me concerne, il y a deux grandes périodes : d’abord le ramassage d’asperges de mars à mai ; puis, durant l’été, c’est la cueillette des pommes. J’interviens dans la Vallée du Rhône.

Vous avez été pendant six ans salarié de Terra Fecundis, qui emploie des travailleurs détachés…

J’avais effectivement un contrat signé en Espagne avec Terra Fecundis. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je travaille pour un autre employeur, mais je connais bien les méthodes de Terra Fecundis de l’intérieur.

Que pouvez-vous nous en dire ?

Terra Fecundis répond à une demande qui émane de l’agriculteur : c’est ce dernier qui décide du nombre de salariés dont il a besoin. Pour cela, les salariés sont envoyés en car sur place (ce sont de longs voyages, de nuit, entre l’Espagne et la France, où se trouve l’agriculteur qui emploie les salariés détachés). Une fois arrivés, nous sommes mis à la disposition de l’employeur, qui fait son choix en fonction du nombre de travailleurs dont il a besoin. Il se peut donc que le nombre de travailleurs qui ont fait le déplacement soit plus élevé que celui dont l’employeur a besoin. Et le choix se fait de manière tout à fait arbitraire : untel ne sera pas pris parce qu’il est trop petit, tel autre parce qu’il sera jugé « trop vieux », telle autre parce qu’elle est une femme… Ce sont des méthodes tout à fait discriminatoires. Et ceux qui ne sont pas choisis attendent, sur place. Nous sommes corvéables à merci.

Une fois que l’employeur a « fait son choix », comment se passe une journée de travail ?

Certains peuvent travailler jusqu’à 12 heures par jour, sans aucune autre pause que celle du déjeuner… Aujourd’hui, en ce qui me concerne, je suis dans une structure où je travaille environ 9 heures par jour… Disons que ça va, pour moi. Mais tout le monde ne peut pas en dire autant, malheureusement.

Nous avons déjà eu à relayer, dans les pages du CFDT AGRO, certains manquements aux règles élémentaires d’hygiène, de santé et de sécurité que nous avons constatés chez certains agriculteurs qui employaient des travailleurs détachés de Terra Fecundis : de votre côté, confirmez-vous ces problèmes ?

Oui. Vous avez dû évoquer notamment les conditions de logement précaires, je suppose. C’est une réalité. Je l’ai connu personnellement. Je sais qu’il y a eu des cas, par endroits, où la sécurité des personnes était clairement engagée : des logements où on voit se côtoyer un robinet d’eau et une prise électrique, par exemple… Après, il ne s’agit pas de tirer des conclusions trop hâtives, ni de faire trop de généralités : tout n’est pas systématiquement dramatique. Il arrive ainsi que les conditions de logement soient décentes : je l’ai connu aussi, même si c’est plus rare, effectivement.

Avez-vous tenté, à votre niveau, de dénoncer les abus ?

De manière générale, c’est assez compliqué de faire bouger les choses, d’essayer de les changer. Du côté des salariés, je regrette d’être un peu seul à dénoncer les abus. Mes camarades se disent d’accord avec moi, quand nous discutons de cela. Mais quand il s’agit de passer à l’action, il n’y a plus personne… Il est donc très difficile de dénoncer seul ce qui ne va pas. Pourtant, les exemples d’abus ne manquent pas, qui peuvent aller jusqu’à l’absurde : ainsi, j’ai vu un employeur renvoyer un travailleur parce qu’il parlait en travaillant ! C’est comme ça : il est interdit de parler pendant le travail !

Les choses ne vont donc pas forcément en s’améliorant ?

Je n’ai pas vraiment cette impression, non. Avec la crise de 2008, les travailleurs étrangers (au premier rang desquels ceux venus d’Amérique du Sud) ont été les premiers à pâtir de la situation en Espagne. Il y a eu de moins en moins de travail pour les Espagnols eux-mêmes. Terra Fecundis a donc profité de la situation, en trouvant, avec les travailleurs détachés en quête d’une opportunité de trouver du travail, une main d’œuvre à bon marché. Cela a contribué à instaurer une situation précaire dont on ne peut pas vraiment dire qu’elle s’est améliorée aujourd’hui. Pour rester dans le registre des abus, il y a clairement des cas de travail non déclaré par Terra Fecundis : j’en ai fait personnellement les frais, avec seulement 10 jours de travail par mois déclarés à la Sécurité sociale espagnole… donc pas assez de jours pour prétendre accéder à ses services. Je vous parle de contrats dans lesquels il n’y a pas de droit à la retraite, pas de droit à la formation… Mais la précarité est également liée à l’activité : la période qui va de décembre à mars, par exemple, est une période où il n’y a pas de travail.

Malgré tout, diriez-vous qu’il existe des raisons d’espérer ?

Il faut toujours garder espoir ! Même si le tableau que je brosse est peu reluisant, je sais que des choses sont entreprises, notamment par la CFDT. Je sais qu’il y a des enquêtes qui sont menées, que des abus sont de plus en plus dénoncés au grand jour… Les gens commencent à savoir ce qui se passe et comment ça se passe. Terra Fecundis, par exemple, est sous le coup de plusieurs enquêtes : de lourds soupçons de fraude pèse sur elle. On peut donc raisonnablement estimer que tout ce qui est entrepris pour dénoncer les abus finira par porter ses fruits et contribuera à assainir une situation qui en a bien besoin.

 

Terra Fecundis est une entreprise espagnole de prestation de services qui détache en France des salariés dans le secteur de l’agriculture et des transports. Elle est tenue de s’appuyer en cela sur la directive du parlement européen de décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (le travail détaché est très réglementé). Or, il y a débat quant aux méthodes et agissements de Terra Fecundis : cette dernière est notamment la cible de l’OCLTI (Office central de lutte contre le travail illégal, organe mis en place par le gouvernement), ainsi que des syndicats (la FGA-CFDT s’est d’ailleurs portée partie civile dans une affaire en région PACA). Les accusations qui pèsent sur Terra Fecundis sont lourdes : salariés corvéables à merci, heures supplémentaires non payées, salariés travaillant parfois jusqu’à 14 heures d’affilée, logements insalubres… Jusqu’à des cas de harcèlement sexuel, qui ont également été évoqués.

> Pour en savoir plus, consulter le site de la CFDT Agri-Agro